Le Roi des Masques
Propositions d'analyse

Ce document rédigé par Jacques CARCEDO se propose d'analyser une scène du film "Le Roi des Masques"

(Chine, réalisateur Wu Tian Ming, pour plus de renseignements consultez sa page agenda en cliquant ici)


Lointaine, une flûte accompagne la marche de Maître Wang dans les rues de la ville. Pavés humides : lumière blême, sans ombre.

Un marchand harangue les passants : " Achetez une déesse de la Miséricorde ! " Maître Wang s'approche et se choisit une statuette, haute, raide et toute dorée : " J'en veux une pour avoir un fils. - Celle-là protège les hommes. Voilà ce qu'il vous faut ".
Assurément, pour obtenir un fils, il faut savoir à quelle déesse protectrice des femmes s'adresser. Le marchand corrige donc le mauvais choix de son client et assure : " Vous aurez un fils ". Il n'en coûte que cinq pièces de cuivre au vieux saltimbanque qui ne discute ni le prix, ni le pouvoir des dieux.

La flûte lointaine achève d'égrener sa mélodie triste et les images se fondent sur l'écran : la rue froide se transforme en sombre halle éclairée comme un puits.

Point de musique en ce lieu. Brouhaha de voix, d'appels, de plaintes… Un cri : " Yé-ya ", suivi d'une proposition désespérée : " -Yê-ya ! Grand-père ! Je ne veux pas d'argent. Je laverai tes habits ". La voix implore, douce, enfantine, recouverte par les hurlements d'un enfant qu'un homme entraîne contre son gré, brutalement. La fillette s'accroche à Maître Wang, le fait trébucher. Lui, il essaie de se justifier : "je veux un garçon, pas une fille."

Une femme se presse derrière Maître Wang et le retient de la voix : "Vous n'aurez rien à payer. Je ne veux pas d'argent. Prenez la, je vous en supplie."
Est-ce l'accent de la femme qui l'intrigue ? Maître Wang se retourne : "Vous êtes aussi du Shaanxi ? - Oui.
- Je veux un garçon, explique-t-il.
- Donnez-lui seulement à manger et je serai heureuse."

Cette halle sombre et bruyante, c'est le MARCHE AUX ENFANTS. Comme bétail à la foire, on les expose, on les traîne de force, on les maintient en laisse, on les vend pour quelques pièces, on s'en débarrasse.
Un mère baisse le front en voyant partir son enfant.
Maître Wang courbe également l'échine et s'éloigne. Une lueur froide tombe de la voûte ouverte par endroits. Une autre mère met en vente son bébé : "Deux pièces seulement ! Deux pièces et il est à vous !
- Il est trop petit. Je ne peux pas m'en occuper.
- Monsieur, deux pièces !"

La sortie de la halle est toute proche, éblouissante de soleil. Maître Wang pose le pied sur la pierre luisante du seuil. Une petite voix, ferme et tendre, appelle : "Yê-ya ! Grand-père !"
Le vieux saltimbanque triste se retourne lentement. Droit devant, comme suspendu dans la clarté venue du ciel, en équilibre au-dessus d'un vide mystérieux et sombre, un petit être crie au secours : "Yê-ya !"
Lumière et musique réchauffent l'instant. Le vieil homme revient sur ces pas. L'enfant lui sourit, tout en beauté, fragile comme un chiot portant collier de servitude… "Tu as quel âge ?"
La réponse tombe, venue d'à côté. Le chiot avait un maître dont la voix met en suspens la musique de la rencontre : "Huit ans. C'est mon fils. Notre village est inondé. Sinon, je ne ferais pas ça. Dix pièces…il est à vous !
- Dix ? Vous me prenez pour un roi ?"
Le vieil homme se relève et s'éloigne. "Cinq, accorde la voix du soi-disant père !"
Maître Wang s'encadre dans la lumière de la rue toute proche, il pose le pied sur la pierre luisante du seuil : "Yê-ya !"
Les sanglots longs des violons arrachent sa décision au Roi des Masques.

Une étrange teinte rose dorée baigne le visage de l'enfant ainsi que les mains d'adulte qui ajustent le col de son vêtement…




























 

PROPOSITIONS D'ANALYSE :

A environ 11 minutes et 20 secondes du début du film, Maître Wang va s'acheter un petit-fils. Les transactions de la misère se déroulent dans un passage ténébreux, une sorte de halle couverte sinistre et bruyante où s'agglutine une populace misérable.

En plein désarroi, Maître Wang croise plus démuni que lui. Il traverse la nuit. C'est comme une descente aux enfers, lorsque enfin l'étincelle d'un cri d'enfant jaillit de la ténèbre.
Le mot de passe - Yê-ya ! - pathétique sésame ouvre-toi, est le premier et le dernier mot de la séquence que Wu Tian Ming a conçue et réalisée en deux mouvements marqués de signes forts, de dominantes formelles pour dire le glauque, le sordide, la misère :
- Yê-ya !
- les bleus, les noirs, les verts,…
- la ténèbre/la lumière
- le brouhaha inaudible (le tumulte des voix, des cris, des pleurs) / les paroles saisies (les dialogues…sous-titrés)
- les bruits du " réel " représenté / la musique.

Déroulement en deux mouvements (dont un, le second, se divise également en deux) :

  1. L'effroi de Maître Wang, sa traversée de la nuit :
    -écriture cinématographique en une seule prise de vue : caméra mobile, trajectoire souple pour suivre Maître Wang, s'arrêter, repartir avec lui.
    - le vieil homme va de zone d'ombre en zone de lumière, d'interpellation en sensation d'effroi (son crâne luisant fonctionne un peu comme point de repère).
    - accumulation des rencontres (et des refus) : une gamine à longue tresse et collier de servitude, une femme du Shaanxi, une mère muette éplorée, une autre mère offrant son bébé pour deux sous…
    - horrifié, Maître Wang ne peut que sortir de la place, tête basse, esprit résigné, cœur encore plus meurtri.
    - MAIS…
  2. Mais il y a le cri, l'appel : Yê-ya !
    a) le face à face : Maître Wang / l'Enfant
    b) le marchandage, le refus et…l'ellipse du marché conclu.
    - écriture cinématographique totalement différente, ayant des allures d'épure : montage en champ - contrechamp, répétitions
    - images brèves, stables, voire statiques pour certaines
    - le champ (champ de vision), c'est ce que montre la caméra en premier, au début de ce second mouvement : Maître Wang, de dos se retournant lentement.
    -le contre-champ, c'est ce qu'il y a en face et que le montage, la suite des images collées bout à bout par le cinéaste, montre ensuite : l'enfant qui appelle.
    - cadres serrés sur les personnages (gros plans de visages) SAUF UN, ce cadrage en plan moyen (personnage en pied) mérite attention :
    qu'y a-t-il derrière (dans la profondeur de champ) ?
    effet produit par la lumière ? par la foule ? le flou ? le net ?
    effet produit par le trou aux pieds de l'enfant ?
    il y a le haut, le bas, l'effet de suspension, de lévitation… et le CRI !
    - pourquoi la caméra attend-elle pour se remettre en mouvement, que Maître Wang ait bien vu l'enfant ? Les 4 premières images bleues de notre document correspondent à des plans fixes (la caméra ne bouge pas). Notre cinquième image survient après un déplacement de caméra qui suit latéralement le vieil homme, jusqu'à l'enfant, dans une seule coulée de prise de vues : c'est bien lui, le vieux maître, qui va chercher le gamin et s'accroupit à sa hauteur d'esclave
    - pourquoi la musique revient-elle sur l'image de Maître Wang achevant de se retourner (accord discret des cordes, en crescendo menant à l'image de l'enfant entier dans le cadre et répétant son appel) ?
    - quel effet produit la mélodie qui se développe ensuite ? (nos documents de papier sont hélas inopérants à ce propos ! )
    - la jonction, la rencontre, à la fin du travelling latéral, place les deux héros face à face dans le même cadre, à égalité.
    - avec l'ombre qui vient occulter (nier) l'enfant, dans le même plan, commence le marchandage : dominant apparent ? dominé ? résolution ? - MAIS…

-Yê-ya !
- on a l'impression que la décision et son accomplissement se situent entre les deux plans cinématographiques du montage.
ellipse superbe.
Rien n'est montré - accord mourant des cordes de l'orchestre - tout est dit par l'absence, dans la suture menant du bleu glacé au rose doré d'un rêve en train de naître.

J. Carcedo 6 III 99