L'accompagement pédagogique : Alice

Alice ne laisse pas indifférent. Il suscite des points de vue opposés et véhéments. Plus que tout autre film du dispositif " Ecole et cinéma ", il demande aux enseignants d'être des "passeurs" de l'oeuvre auprès des enfants.


photogramme s. pliskin

Une enquête menée par le magazine " O de conduite ", dans son numéro 34, intitulée " Pour revenir sur Alice " a collecté des réactions d'enfants, par niveau scolaire, à la sortie des projections du film ou à l'issue d'un travail mené en classe. Cette enquête montre les différents niveaux de réception de l'œuvre :

  • En Maternelle MS et GS : l'onirisme fonctionne.
  • En CP / CE1 : les enfants, dont le regard s'aiguise, sont plus réactifs et les appréciations plus variées.
  • En CM2 : les enfants sont plus réticents devant la magie du film.

C'est à partir de ces premières réactions qu'il faut bâtir un accompagnement du film.

Loin d'être une énième adaptation - guimauve du livre de Charles Lutwidge Dogson, dit Lewis Carroll, le film de Jan Svankmajer est une véritable lecture de l'univers d'Alice en termes cinématographiques. Il a en effet dégagé le célèbre conte de sa gangue de " conte fantaisiste pour les tout-petits ", pour mettre à jour une question - clé : qu'est-ce que l'angoisse de grandir pour un enfant ? " Pour moi, dit Jan Svankmajer, Alice n'est pas un conte de fées, mais un rêve ". C'est pourquoi ce film décrit l'envers de ce qui serait " le vert paradis de l'enfance " pour en montrer toute la cruauté.


Comment s'y prendre ?
1 - L'expérience du spectacle cinématographique en salle sera déterminante. Elle pourrait être précédée d'une relecture de quelques passages du livre de Carroll, ou du moins d'un rappel de l'histoire d'Alice.

2 - Après une phase d'oral où les enfants vont dire le film et quitter progressivement le terrain de leur imaginaire, on essaiera de reconstituer l'histoire. Elle pourrait se faire à partir d'un re - visionnement de la troisième séquence (à la deuxième minute du film) qui dure quatre minutes. En effet, l'inventaire des objets présents dans la chambre d'Alice relancera la mémoire de nombreuses séquences : champignon à repriser, bouteille d'encre, petits gâteaux, cubes de couleurs, petite poupée blonde, etc… Un moyen plus simple pour retrouver le parcours séquentiel serait d'inventorier dans l'ordre les lieux où passe Alice et en même temps les moyens de passage d'un espace à l'autre :


Chambre d'Alice, champ labouré (table - tiroir puis souterrain) cave (bassine, plate-forme d'ascenseur puis plafond) première pièce avec table - tiroir (porte) royaume du lapin blanc (table - tiroir), pièce - baignoire (table - tiroir puis porte) rivière, village, maison, chambrette du lapin (table - tiroir puis chaudron) cave - prison, deuxième pièce - celle des chaussettes vers à soie - , troisième pièce - celle de la maison de poupée - , quatrième pièce - celle du chapelier et du lièvre - , cinquième pièce - grenier - , pièce de la reine (escalier), salle du jugement, chambre d'Alice.

Il s'agit bien d'une structure " labyrinthe " fondée sur la discontinuité (apparente) ; on pense aussi au principe d'emboîtement des récits (comme les " matriochka " russes) ou d'histoires " à-tiroirs ".
La structure serait la suivante :

  • Le prologue soulignant l'ennui d'Alice,
  • La vie s'empare du lapin blanc empaillé ; il va susciter la curiosité d'Alice qui le suivra : c' est l'élément modificateur. Sa course pour arriver à l'heure (on ne saura jamais où) devient alors le fil conducteur ; adjuvant mais aussi parfois l'opposant, il devient le passeur d'Alice.
  • S'ensuit un parcours qui consiste à visiter différents lieux (en réalité une série d'épreuves, de franchissement d'interdits) dans lesquels on entre par une porte, avec une clé, ou par " chute - effraction ". Une géographie souterraine apparaît (à partir du terrier - tiroir du lapin) avec des espaces aux caractéristiques communes (souterrains, voûtés, caves, etc…)
  • Le point culminant de ce parcours (et aussi sa résolution) semble être le jugement d'Alice par la cour royale : quelle faute a-t-elle commise ? Aura-t-elle la tête tranchée ?
  • La situation finale est celle du réveil d'Alice dans sa chambre et le constat que le lapin n'est pas revenu.

Dans un tel parcours, les logiques spatiales et temporelles sont détruites de la même manière que les vraisemblances narratives . Svankmajer a voulu ainsi pénétrer dans la pensée enfantine et dans son mode d'appréhension du réel.

3 - On pourra faire un sort rapide au dispositif d'énonciation du film : dans la deuxième séquence le générique est coupé huit fois par un très gros plan (un insert) de la bouche d'Alice. Perçu comme une rupture par les jeunes spectateurs, ce dispositif peut être discuté, avec profit, par les enfants comme le montre cet échange entre trois élèves de CM2 :

  • Romane : " L'image de la bouche qui parle ramène à la réalité pendant le film. On voit ses lèvres, c'est elle qui parle.
  • Yasmine : C'est elle le narrateur.
  • Camille : C'est pas bien. Ce serait mieux si on n'entendait que le son, ça nous coupe l'image, c'est comme si y avait la publicité.
  • Romane : C'est bien qu'il y ait une bouche parce que sinon, on ne verrait pas la différence entre la réalité et le rêve…
  • Victor : Ca serait mieux d'avoir le suspense, de confondre le rêve et la réalité pour le savoir seulement à la fin ".

Comme on le voit, les enfants perçoivent bien l' effet de distanciation, de dédoublement, donné par ce dispositif. Svankmajer ne fait qu'illustrer en réalité le type d'énonciation choisi par Carroll dans son livre : Alice parle d'elle à la troisième personne.
Il faudra, pour conclure sur ce générique, peut-être relever la dernière phrase d'Alice - narratrice : " Un film pour les enfants, peut être. Peut être si l'on se fie au titre. Pour cela, il faut fermer les yeux. Sinon, vous ne verrez rien du tout ".
On relèvera bien sûr avec les plus grands le paradoxe du propos final : fermer les yeux pour voir ! IL s'agit bien d'un rêve.

4 - L'univers d'Alice : s'attacher à décrire l'environnement d'Alice permettra de mieux cerner son étrangeté et sa symbolique. On pourra le faire à travers la description des lieux et des objets, le retour sur une séquence, la mise en œuvre avec les arts plastiques de techniques proches de celles de Svankmajer (réalisation de marionnettes , pratique du collage, etc…)

Les objets : héritier des surréalistes, Svankmajer investit les objets d'un pouvoir particulier :

" Les objets, dit-il, ont toujours été pour moi plus vivants que les hommes. Les objets recèlent les actions dont ils ont été les témoins ". Ainsi, le lapin, marionnette animée, utilise-t-il des ciseaux, une montre, des gants, une cuillère, un petit fait-tout bleu pour manger son plat de sciure de bois ; ainsi tous les objets présents dans la chambre d'Alice…Au-delà de leur valeur d'usage, c'est leur pouvoir évocateur qui est convoqué : les ciseaux du lapin sont utilisés pour couper mais aussi pour faire peur de par leur taille, leur matière et leur bruit sec lorsqu'ils tranchent ; ils deviennent même la caractéristique première du lapin dans son rôle de censeur - castrateur… A cheval sur l'objet et l'être vivant, on trouve également dans Alice nombre d'êtres hypothétiques qui méritent description, dessin, voire fabrication : ainsi les chaussettes-ver-de terre ou les " animaux - valises " (formés de tronçons d'animaux différents) de la séquence treize (à la 40e minute du film), véritable figuration des " toves " carrolliens qui poursuivent Alice et ne lui donnent d'autre issue que la chute dans un chaudron lacté. On interrogera les enfants sur les diverses impressions produites par ces êtres / objets ; on passera ainsi du drôle (avec les chaussettes vers de terre) au menaçant et au morbide avec les animaux squelettes ou avec tous les objets tranchants ou piquants (le compas, la scie, les ciseaux).

Des séquences :
Les séquences 13 et 14 : dans la première, Alice cernée, tombe et disparaît dans le chaudron au liquide blanc ; dans la seconde, Alice ressort de ce bain en poupée géante ; enfermée dans une cave, elle s'extirpe de son cocon et s'échappe. Cet épisode de 5 minutes a été rajouté au texte de Carroll. Il s'agit d'une épreuve pour Alice qui va l'aider à grandir.
Ces séquences illustrent d'abord le principe magique du film : comment grandir ? On trouve dans ce passage toutes les possibilités d'apparence d'Alice (petite poupée porcelaine, grande poupée aux yeux humains, petite fille en chair et en os).
On trouve aussi dans ces séquences une véritable expérience de la peur par l'expérience du cauchemar de la poursuite et par la représentation des TOVES de Lewis Carroll (" Un peu comme des blaireaux, un peu comme des lézards et un peu comme des tire-bouchons ") ; Svankmajer combine osselets, peau de lézard, ailes, clés à molette pour composer des êtres étranges mis en mouvement par la vertu de l'animation (pixillation) , véritables " cadavres exquis " des surréalistes.
Enfin, les enfants seront bien sûr attirés par l'image d'Alice plongeant dans le chaudron lacté et sortant de son cocon par cette fissure ventrale, image d'une mutation définitive de l'enfant en fillette que confirmera la séquence 21. En effet, au moment de jouer au croquet avec son flamand rose et sa pelote d'épingle, la magie ne jouera plus : ce sont de vraies poules et de vrais hérissons qui surgiront à la place.


Jean-Claude Rullier

 


photogramme s. pliskin
(Sources : Cahier de notes sur… Alice par Pascal Vimenet, édité par Les Enfants de Cinéma ; L'art surréaliste de Sarane Alexandrian ; Anthologie de l'humour noir de André Breton ; Pour revenir sur Alice, article paru dans la revue " Zéro de conduite ", numéro 34 ; interview de Jan Svankmajer dans l'émission " Océaniques " (France 3) par Pierre - André Boutang et Pascal Vimenet)